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Le luxe s’entoure d’« experts » pour éviter les faux pas.

Face à la multiplication des attaques pour sexisme ou appropriation culturelle, les marques de luxe n’hésitent plus à recourir à des « experts » en sciences humaines. Une caution intellectuelle qui leur permet de comprendre les nouveaux enjeux de société.


« Encore une maison de mode qui a commis une erreur scandaleuse. Aucune justification, aucune excuse ne pourront effacer ce genre d’insultes », déplorait Dapper Dan, célèbre tailleur de Harlem, en février, sur Instagram. L’objet de sa colère ? La mise en vente sur le site de Gucci d’un pull passe-montagne noir pourvu d’une ouverture au niveau de la bouche, ourlée de rouge. Avec ces lèvres surdimensionnées, évoquant pour plusieurs internautes un « blackface » – pratique qui consistait, au XIXe siècle, à se grimer le visage en noir pour caricaturer les personnes de couleur –, Gucci fait face à des accusations de racisme. Plusieurs personnalités afro-américaines appellent au boycott, notamment le rappeur 50 Cent, qui publie une vidéo dans laquelle il brûle un tee-shirt de la marque.


La maison italienne s’empresse de présenter ses excuses sur Twitter et retire de la vente le produit litigieux. Quelques semaines plus tard, elle lance publiquement un programme, baptisé « Gucci Changemakers », qui met notamment en place un comité d’experts chargés de la guider en matière de « diversité », d’« inclusion » et de « culture ». Parmi eux, des figures intellectuelles américaines dont l’écrivain Michaela Angela Davis, la poétesse Cleo Wade, le militant DeRay Mckesson et Eric Avila, professeur d’histoire à UCLA, spécialiste entre autres, de l’histoire du « blackface ».


Contexte tendu


Prada, sous le coup d’un scandale similaire en décembre 2018, a elle aussi créé une assemblée consultative consacrée à la promotion de la diversité, coprésidée par l’artiste américain engagé Theaster Gates, enseignant à l’université de Chicago. « Ces scandales reflètent un manque flagrant de connaissances historiques et de sensibilité culturelle. Ils signalent l’obligation de promouvoir la diversité aussi bien auprès des équipes créatives que des équipes managériales, souligne Eric Avila. Je pense que les intellectuels ont un rôle important à jouer pour aider les designers à sortir de leur bulle et à comprendre leur rôle dans un monde globalisé et interconnecté. »


Dans ce contexte tendu, les marques sont de plus en plus nombreuses à solliciter des intellectuels influents, et surtout à communiquer sur leurs noms. Dans le cadre de son défilé croisière organisé en mai à Marrakech, Dior a fait appel aux services de l’anthropologue française Anne Grosfilley, auteure de l’ouvrage Wax & co. Anthologie des tissus imprimés d’Afrique (La Martinière, 2017). Sur place, la chercheuse répond aux journalistes sur les questions d’appropriation culturelle qui animent actuellement l’industrie de la mode.



Il s’agit d’éviter les controverses : les silhouettes en wax de la collection printemps-été 2018 de Stella McCartney avaient, par exemple, suscité un flot de critiques sur le Web. La styliste était accusée de s’être inspirée de vêtements traditionnels portés par les femmes africaines, comme le kaba camerounais, sans y faire référence. Plus récemment, en juin, Kim Kardashian a été contrainte de changer le nom de sa marque de sous-vêtements, baptisée Kimono. Accusée de déshonorer cet habit traditionnel, la star de la télé-réalité a même reçu une lettre du maire de Kyoto lui demandant de « reconsidérer [sa] décision d’utiliser le nom Kimono pour [sa] marque », faisant référence à un élément inhérent à la culture japonaise. « En communiquant sur leur collaboration avec des experts, les marques cherchent une caution intellectuelle, un capital symbolique qui leur permet de légitimer leurs pratiques. C’est aussi une façon de montrer qu’elles font bien les choses », souligne Agnès Rocamora, sociologue et professeure au London College of Fashion.


Dans le cadre de son défilé automne-hiver 2019-2020, Dior a mis en avant la poétesse et écrivaine américaine Robin Morgan et l’artiste italienne Tomaso Binga, deux figures renommées du féminisme, pour communiquer sur ce sujet sensible. Ainsi, le titre de la célèbre anthologie éditée par Robin Morgan, Sisterhood is Powerful, ouvrage qui a inspiré Maria Grazia Chiuri, s’imprime sur des tee-shirts. Quant à Tomaso Binga, elle a signé le décor du défilé : un abécédaire géant – 174 lettres représentées par un corps féminin nu – qui tapisse les murs de la salle.

« Les marques de mode se sentent aujourd’hui très fragilisées. Elles craignent, et c’est totalement nouveau, de ne pas saisir les transformations culturelles en cours, de ne pas capter leur époque », constate Stéphane Hugon, sociologue et cocréateur du cabinet stratégique Eranos, qui collabore avec des marques de luxe.


Quête de sens



Les nouvelles représentations de la féminité et de la masculinité, les questions de genre, l’écologie, l’inclusion, le dialogue des cultures sont autant de problématiques qui préoccupent actuellement la société et donc les marques. Faire appel à un chercheur s’inscrit aussi dans une quête de sens. Ainsi, la Fondation d’entreprise Hermès s’est adjoint les services du sociologue Hugues Jacquet, auteur de L’Intelligence de la main (L’Harmattan, 2012), et lui a confié la publication d’une série d’ouvrages de la collection « Savoir et faire », coéditée avec Actes Sud ; chacun traitant d’un matériau brut façonné par la main de l’homme, comme le bois, la terre, le métal – une manière d’enrichir le discours de la marque à l’heure du numérique.


« Les sciences humaines n’avaient pas leur place dans les stratégies de développement des marques de luxe jusqu’alors. Les décideurs commencent à comprendre leur utilité car la complexité des enjeux requiert une pluralité de compétences. En intervenant en amont, au moment de la prise de décision, la sociologie et l’anthropologie agissent comme des réducteurs de risques », ajoute Stéphane Hugon.



C’est aussi l’avis du sémioticien et analyste culturel Luca Marchetti, professeur à l’école supérieure de mode de l’ESG UQAM. " Sans la bonne lecture de la culture d’un pays ou d’une communauté ciblée, le marketing censé amplifier un message ne sert à rien aujourd’hui " explique ce spécialiste, qui peut intervenir jusque dans les briefs créatifs (recommander des couleurs, des formes, des matières selon la problématique soulevée ou une certaine manière de représenter le corps selon les cultures). Une marque de luxe n’est plus seulement un référent commercial. C’est aussi un référent culturel de plus en plus important dans l’imaginaire collectif. Elle incarne une forme de savoir, ce qui induit davantage de responsabilités sociétales. »

Qui a dit que la mode était superficielle ?


Source : Le monde

Auteur : Sophie Abriat


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